Premières pages…

Extrait des premières pages du livre Vous prendrez bien un peu d’architecture ?

D’un ton unanime, ces messieurs-dames, transis de naïveté, me répondirent : une maison. Une maison ; oh, quel culot… Si vous n’êtes pas de cet avis, ne perdez pas votre temps. Reposez le bouquin.

Une maison… À telle réponse, ah, ça non, je ne m’attendais pas. Une maison ? Ah, quel coup ! Mais d’où leur vient, je vous le demande, ce génie qu’ils ont comme naturellement pour me faire de la peine ? Je me donne pourtant du mal pour que mes commanditaires se sentent à leur aise, et bien reçus, et bichonnés, et compris. Des montagnes… Littéralement, des montagnes. Mais oui ! Puisque je vous le dis… Des montagnes, que nous avons soulevées Marion et moi, afin de parfaitement satisfaire ces braves gens ; bien persuadés qu’en retour, ils seraient gentils avec leurs architectes… Et si l’on est gentils avec eux et qu’à leur tour, ils sont gentils avec nous ; qui sait ? Peut-être parviendrons-nous à faire ensemble un peu, un peu d’architecture…

Tout a commencé avec un créneau. C’est trivial, certes. Mais que voulez-vous ? Je dis les faits. Ces messieurs-dames ? Ah ! Ce doit être leur berline. Et en effet, une berline se garant à notre cabinet, ce doit être ces messieurs-dames… Et déjà, ami lecteur, étonnez-vous ! Car, enfin ? Ce n’est pas à Vegas, que Marion et moi avons établi notre petit commerce ! Notre vénérable bâtisse romane ne donne pas sur le tarmac d’un gigantesque parking, non plus que sur la deux-fois-deux-voies… Oh, certes ! C’eût été bien commode pour recevoir nos contemporains. Mais que voulez-vous ? Les bâtisseurs, nos aïeux ? Qui ont jadis bâti Montferrand ? Oh, ce n’étaient pas des gens prévoyants… Et comme souffrir leur antique imprévoyance ne figurait pas parmi nos options, nous compensâmes par un esprit pratique à faire pâlir le dernier lauréat du concours Lépine et une niaque, bon sang, à vous secouer un régiment.

En plein cœur de bourg, une place grande, oh, comme ça. Bien dégagée… Couverte. Bref, de quoi parquer la petite auto de nos contemporains facilement. Facilement, attendu bien sûr qu’ils ne rejouent pas le Titanic en manœuvrant en Tesla dans les ruelles de Montferrand… Grâce à nous, ces messieurs-dames se voient offrir l’occasion devenue rare aujourd’hui – à raison d’ailleurs – de stationner dans un lieu authentiquement féérique ; rien à voir, si vous y pensiez, avec le garage en rez-de-chaussée de pavillon de mon beau-père… Mais une galerie, de pierres voûtée et de nos mains restaurée qui, prenant appui rue Sainte-Marie, plonge trente-cinq mètres plus loin sous les fondations de Notre-Dame-d’Ici. Je vous décris la chose sans fard, n’est-ce pas ? Passez voir de vous-mêmes… Constater… Je vous offrirai le café, tiens ! Quelque chose, pour mieux vous la représenter, entre la Bat’Cave et les prémices médiévales du futur métropolitain montferrandais… C’est bien simple ; avec un tel volume ? Si l’architecture ne marche plus, il n’y aura qu’à se reconvertir dans les mariages et les bar-mitsvah.

Ne croyez pas que cette merveille d’architecture nous soit tombée grâcement dans les mains ; oh non. Deux cent vingt tonnes de terre et de gravats à piocher, pelleter et porter à la main jusqu’à la benne dans la rue… Je le disais ; une montagne. Trois heures quotidiennes de bagne consenti pendant un an pour dégager des décombres cette petite cathédrale souterraine. Ah, ça en jette et drôlement à la vue de ces messieurs-dames, quand ils arrivent à notre cabinet ! Le temps pour eux de couper le moteur, je les attends les deux pieds joints, le buste redressé et à travers la barbe souriant sur le grand pas de porte. Tel un liftier, je les accueille et les invite à me suivre pour s’élever avec moi jusqu’aux nues de la conception architecturale… ! Non, non ; je plaisante. Dans un si vieux bâtiment ? Il n’y a pas d’ascenseur. Alors pour les nues, il faudra prendre l’escalier.

Sitôt sortis de leur auto, ces messieurs-dames perçoivent déjà, au travers de la lourde porte montée sur pivot que je retiens pour eux, le décor paisible de notre cabinet d’études… Oui, je dis « cabinet d’études » et je dis bien. En effet, eussé-je dit « salle de réunion », que vous eussiez songé trop tôt à une salle vulgairement fonctionnelle, revêtue d’une vilaine moquette puisqu’il faut bien marcher sur quelque chose et d’affreuses dalles minérales puisqu’il faut bien marcher sous quelque chose… Ou pire, évoquer une salle de réunion vous eut fait songer par erreur à un de ces vivariums pour bobos, dont le décor factice vous accable d’objets insolites censés stimuler votre soi-disant imagination…

Pierre de Volvic, chêne rustique, duchesses en fonte, fauteuils en cuir ; chez nous, messieurs-dames ? Rien que du robuste. D’un côté, ma lourde table à dessin à laquelle on s’assied ensemble pour cogiter au projet. Et de l’autre ? Le comptoir… Franc. Massif ! Sur lequel on s’accoude pour boire le café et discuter gros sous. Oh, il faut une grande hauteur sous plafond pour causer grisbi ; tant mieux, car la voûte en berceau, qui enveloppe de ses pierres à peine équarries l’espace de la table à dessin, s’interrompt partiellement effondrée des suites de quelque campagne de travaux pour donner à voir, au-dessus du comptoir, le plancher bien plus haut du premier étage… De l’espace, donc. Et des maquettes aussi, partout ! Toutes de peuplier. Des chantiers terminés, qu’on oublie déjà, ou des projets à jamais avortés, qu’on regrette parfois… Bouts d’architecture posés là, sur le côté, ou bien suspendus en l’air par des cordages qui les retiennent, s’élèvent jusqu’aux poutres du plafond et filent se nouer par terre à l’angle de la pièce, tel le décor relevé d’un théâtre abandonné, ou le linge sale des mineurs séchant dans les hauts vestiaires, ou les peluches tape-à-l’œil des fêtes foraines… Allez-y, messieurs-dames ! Oh, ne soyez pas timides… Prenez la carabine ; tentez votre chance ! Si vous coupez la ficelle, hop ! Le projet est pour vous ! Gratis !

Ceint de murs épais comme des remparts, je prétends offrir à mes commanditaires le cabinet d’architecture le plus frais l’été et cosy l’hiver. Je le dis superlativement ; à charge pour vous, bienveillant lecteur, d’apposer des bornes à mes marseillaiseries.
Et le café… Oh, bon sang, le café. Et toutes sortes de collations d’ailleurs… ! Les yeux dans les yeux, je vous le dis sans sourciller : avec une telle carte des boissons ? Oh ! Nous mériterions de figurer au guide du Routard… On n’aura peut-être pas le Pritzker mais je te le garantis, on aura le Routard, ma chérie ! Ah ! Ah ! Vous imaginez ? Le gaillard avec le monde en sac à dos, à côté de notre plaque d’archi ? Ça ferait drôlement joli… Et ce ne serait pas volé, dites ; Volvic ou pétillante, thé vert jasmin, Rooibos des Tropiques, capsules volluto, sans oublier les Pagos… Je vous devine moqueur. Oh, mais vous ne me connaissez pas encore bien. Vous croyez que j’ai consenti à brancher un petit réfrigérateur tout blanc tout vilain au milieu de mon cabinet ; mais non. Six mois pour trouver une telle référence… Minibar noir, intérieur noir ! Ah, vous voilà soudainement impressionné… ! Vous comprenez – et ce n’est pas trop tôt – que vous avez affaire à un esthète.

Je me suis promis de tout vous dire ; il m’a coûté une fortune ce foutu frigo. Et mes commanditaires – devinez quoi ? – ne prennent que du café… ! Alors, pour donner un sens à mes six mois de recherches monomaniaques, je l’avoue Monsieur le Juge, je tape moi-même dans les Pagos pour accompagner ces messieurs-dames… Mais couillonneries à part, jamais un architecte ne doit négliger la sélection des breuvages qu’il propose. Car, même soft, boisson est mère de conversation… En outre, le choix en dit long sur l’Homme ; dites-moi ce que vous souhaitez boire – allez-y – je vous dirais aussitôt quel commanditaire vous ferez. Oh, je ne vous cache pas que les plus sympathiques sont ceux qui osent me demander une bière… Mais c’est aussi parce que le rendez-vous tarde et qu’il est dix-huit heures ; au petit matin, j’aurais comme un doute.

Et le Pago tomate ? Oh, bon sang, le Pago tomate… ! Le Pago tomate, voilà un choix révélateur ! Comment pourrais-je craindre que ces messieurs-dames ne manquent de résolution dans leur projet de travaux, quand ils ont la hardiesse de s’abandonner à ma proposition d’un savoureux Pago tomate ? Si, si, je vous assure. Ça ne me disait rien non plus avant de goûter, mais c’est pas mal. Seulement, voilà… ! Personne, parmi mes commanditaires – et le Très-Haut m’en est témoin – n’a jamais osé opter pour un trépidant jus de tomate… Ainsi, je suis condamné à ne jamais rien deviner d’avance de leur détermination ou de leur lâcheté… Et il n’est pas rare que je doive, après m’être risqué à signer avec ces parfaits inconnus, apporter à leur projet le complément de leur audace.

Je disais donc, avant que vous ne débarquiez dans la conversation, que ces messieurs-dames, qui ont fait tout ce chemin pour me rencontrer ce matin… Par le GPS guidés… Dans notre galerie promptement garés… Chaleureusement accueillis… Par la fonte chauffés… D’un café et un demi-sucre servis… Sur le cuir assis… Et le chêne accoudés… De toutes nos maquettes surplombés… Et par le minibar intérieur noir impressionnés… Me répondirent quoi ? « Une maison ». Entendons-nous bien ; que mes commanditaires se soient autorisé l’égoïsme de construire leur propre maison au loin, au lieu de s’entasser de bon cœur en appartement pour la satisfaction des urbanistes ; je m’en fous. Ni prêtre, ni militant, votre humble serviteur a le mauvais goût de vouloir être seulement architecte ; directeur de travaux, pas de consciences…

Mais alors, quoi ? Pourquoi diable reprocher à ces malheureux de m’avoir répondu une maison ? En vérité, mon oreille fragile ne tique pas tant sur la « maison » que sur le « une »… Car il ne va absolument pas de soi que, le chantier terminé, face à cet amoncellement de sable, de ciment, de plâtre, de cuivre, de bois et j’en passe, que face à cet empilement de fondations, de planchers, de murs, de fenêtres, bref que face à ce tas de choses inertes, vous ayez l’impression d’avoir à faire à une seule chose, à un même ensemble, à un même tout. De la cohérence ? De l’unité ? Quoi, de l’harmonie ? Cet énorme tas ! Ha ! Laissez-moi rire… ! Vraiment, vous y voyez un édifice, vous ? Oh ! Vous alors… ! Si vous êtes si facilement berné – excusez-moi de vous le dire – c’est que vous n’y connaissez vraiment rien en construction…

Ainsi, d’ailleurs que mes commanditaires de ce matin. Quoiqu’après tout, ils ont sans doute leurs raisons, ces messieurs-dames, d’y tenir tellement à cette idée de cohérence et d’unité pour leur petite bicoque… Moi qui m’y connais en architecture, je dis que c’est une idée dingue. Que c’est fou ! Que l’harmonie, en architecture, ce n’est pas possible… Il n’empêche qu’eux y croient ferme à cette unité des choses construites, bien qu’ils ne le formulent jamais explicitement. Et même, ils ne le disent pas du tout, hormis qu’ils disent ce subreptice « une » dans leur demande d’une maison… Cette charmante harmonie qui est tout une, ils la convoitent de manière générale et pour eux-mêmes parce qu’ils croient la voir chez les autres. C’est fou comme ils voient mal. Aussi la guettent-ils dans le projet que l’on conçoit ensemble, et parfois même s’imaginent la trouver. Et quelque irréelle que soit leur hallucination, elle se reconnaît néanmoins aisément ; l’œil soudain s’illumine, le buste se redresse, la face s’incline depuis le dessin vers vous et au coin d’un sourire, soutenu d’un regard en biais, vous décoche un « Oh, ça a de la gueule ! ».

Mais l’architecte, lui, n’est pas dupe ; il sait bien que le principe même de la construction est de faire co-exister les contraires… De faire tenir, les uns contre les autres, des matériaux résolument inconciliables… Sous l’effort ? La chaleur ? L’humidité ? Oh, pas deux matériaux qui se comportent de la même façon… C’est dire s’il faut s’appliquer pour en empiler cinq, dix, quinze, vingt sans que tout parte de traviole… Pourquoi vingt, me dites-vous ? Après tout, pourquoi ne pas se contenter d’un seul matériau… ? Judicieux depuis les fondations jusqu’au faîte ? Pertinent à l’extérieur comme à l’intérieur ? Au nord comme au Sud ? Résistant aux eaux de pluie comme aux rayons du soleil ? Porteur ? Isolant ? Calfeutrant ? Conducteur ? Lessivable ? Allons donc, lecteur. Accourez déposer votre brevet ! Mais en attendant votre matériau-miracle, il n’y a pas le choix que de varier, disons, les plaisirs…

L’emploi judicieux et simultané de tous les matériaux, voilà ce que l’architecte le plus influent du XIXe siècle appelait la structure. Dans notre siècle à nous, la structure signifie platement ce qui est porteur ; admettez que c’est vachement moins intéressant… Allez, vous savez quoi ? Admettons un instant qu’il existe, votre matériau fantasque ! Eh bien, probablement qu’il se gênerait lui-même… ! Ah… Construire exige des précautions infinies… J’entends construire dur pour que ça dure. Tant mieux si tout se tient le premier jour, celui des photos. Mais ça la fout mal si tout gonfle, cisaille, rétracte ou tuile dès le lendemain. Évidemment, si votre truc à vous, c’est l’architecture éphémère… Rien à secouer que tout se délite ! Mais enfin, cher lecteur ? Architecture éphémère… ? N’entendez-vous pas là, comme moi, quelque oxymore ? N’en déplaise à ceux qui voudraient nous persuader qu’il faut construire léger pour ne pas encombrer le futur… ! Ah, les missionnaires du troisième millénaire ; sacrés eux. Ils avorteraient le bébé pour économiser l’eau du bain.

[…]

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